Avec les travestis d’Istanbul

Un diplôme universitaire technique, un poste d’ingénieur chez Sony, une carrière dans la finance, rien ne prédisposait Mehmet Murat Somer (Ankara, 1959) à mettre en scène, dans une série de romans policiers, les travestis d’Istanbul. Mais en 2001, sa santé lui joue des tours, le contraignant à une semi-retraite. Il entame alors la rédaction de ces romans avec l’idée de mettre en scène un personnage inédit, détective et travesti, et de montrer les travestis sous leur vrai jour, loin des clichés péjoratifs véhiculés par les médias.
Quatre romans sont disponibles en français sur les six que compte une série aussi populaire en Turquie qu’en Angleterre.

Hécatombe chez les élues de Dieu (Peygamber Cinayetleri, 2003),
traduit du turc par Gökmen Yilmaz pour les Éditions du Masque 2008, département des éditions Jean-Claude Lattès, réédition en poche 10/18, Domaine policier 2010.

Mehmet Murat Sommer_Hécatombe.couv

Ce matin là, le premier café de Burçak Veral prit un goût amer. Le journal annonçait la mort d’un travesti, brûlé dans son appartement de Tarlabasi. Abraham Karaman dit Ceren, avait vingt-trois ans et sa mort serait accidentelle. Sauf que Ceren n’a jamais habité ni travaillé dans ce quartier. Que faisait-elle dans cet appartement, avec qui et comment expliquer l’incendie ? Dans ce genre d’affaire, la police conclut généralement à un règlement de compte entre travestis et classe le dossier. Ce qui n’est pas du goût de Burçak.
Dans ses nombreuses vies, qui se chevauchent et parfois s’emmêlent, Burçak est expert en sécurité informatique et créateur d’un site web consacré aux travestis, « Les filles nées garçons ». Quand il laisse parler la femme qui vit en lui, il devient travesti tendance Audrey Hepburn, grand, mince, brun, élégant, patronne d’une boîte de nuit où travaillent ses soeurs de coeur. Et quand un crime touche « les filles », il devient détective.
Le club est certainement le meilleur endroit pour démarrer son enquête. Ces derniers temps, Ceren travaillait avec Gül, une jeune recrue qu’elle initiait. Et personne n’a revu Gül depuis la mort de Ceren. Les premiers clients arrivent et « les filles » commencent à circuler entre les tables. Parmi les célébrités du soir, Adem Yildiz, héritier des très conservateurs salons de thé Yildiz. Il semble désirer « les filles » autant qu’il les hait. Burçak fait alors le lien entre son nom et un pseudonyme qui revient régulièrement sur son site web. Adem Yldiz quitte le club en compagnie de Vuslat la Poupée. Le lendemain, défigurée par les coups, la Poupée n’ose plus mettre le nez dehors. Le corps de Joseph Seçkin dit Gül est retrouvé, noyé dans la citerne d’une résidence d’été et la liste des victimes continue de s’allonger. Le premier crime a eu lieu dix mois auparavant à Antalya. Ce tueur en série qui s’attaque aux travestis ayant reçu un nom de baptême biblique sème la panique parmi « les filles ». Certaines, qui correspondent en tout point à son type de victimes, ne se sentent plus en sécurité nulle part et tous les regards se tournent vers Burçak, qui préfère taire ce qu’il a découvert pour éviter le pire. Sur chaque scène de crime Burçak a trouvé un lien, ténu, qui le mène à Adem Yildiz. Mais l’adversaire ne laisse aucune preuve flagrante derrière lui. Comment faire tomber le masque ?…

Premier roman de la série, Hécatombe chez les élues de Dieu propose une intrigue policière relativement simple. Le charme du roman ne repose donc pas sur le suspens, encore que le final soit spectaculaire, mais plutôt sur l’originalité de l’intrigue, la découverte de l’inconnu et la mise en place d’une galerie de personnages appelés à devenir récurrents dans les romans suivants.

Meurtre d’un gigolo (Jigolo Cinayeti, 2002),
traduit du turc par Gökmen Yilmaz pour les Éditions du Masque 2009, département des éditions Jean-Claude Lattès, réédition en poche 10/18, Domaine policier 2011.

Mehmet Murat Somer_Meurtre d'un gigolo_couv

Une rupture, ça fait toujours mal. Burçak avait cru trouver l’amour longue durée, mais l’atterrissage a été plus brutal que prévu. Dévasté, négligé, il traîne dans son appartement. Mais c’est compter sans l’énergie de sa grande amie Pompon, bien décidée à le sortir de cette impasse. Sans avoir eu le temps de dire non, Burçak se retrouve rasé, maquillé et attablé en compagnie du grand avocat Haluk Pekerdem et de son épouse, Canan Hanoglu, dans le club où Pompon se produit. Un coup de téléphone écourte la soirée. Le frère de Canan a été arrêté pour le meurtre de Volkan Saridogan, un chauffeur de minibus. Faruk Hanoglu est un financier proche du pouvoir, choyé par les uns détesté par les autres, tandis que sa victime est connue d’un large public pour ses talents de gigolo ! Des habitués du club de Burçak et quelques « filles » ont entretenu liaison avec lui. Burçak pense mener sa petite enquête sur Volkan quand son associé l’appelle pour exécuter un gros contrat informatique. Il s’agit de détruire tout un système pour de mystérieux commanditaires. Burçak ne peut s’empêcher de sonder les lignes de chiffres qui défilent devant lui. Que vient faire le nom de Faruk Hanoglu dans ces fichiers ? Il ne lui faut pas longtemps pour comprendre qu’on lui a fait détruire la base de donnée des Telekom, effaçant ainsi toute trace de communication entre Faruk Hanoglu et Volkan Saridogan. Burçak doit désormais protéger ses arrières. Le lendemain, le corps de Faruk Hanoglu est repêché dans les eaux du Bosphore, au pied de sa propriété. Les caméras de surveillance racontent la visite de Burçak mais il n’est pas le seul à avoir rendu visite à Faruk Hanoglu cette nuit là…

Deux morts par assassinat, issus de classes sociales radicalement différentes. Et pour la police et les médias, deux façons de traiter ces affaires, radicalement différentes elles aussi. Le schéma est finalement très classique dans le genre policier. Sauf que le personnage qui fait office de trait d’union entre les différentes classes sociales n’a, lui, plus rien de classique puisque c’est un travesti qui sert de relais entre la haute finance et les chauffeurs de minibus qui voient l’un des leurs accusé à tort.

On a tué Bisou! (Buse Cinayeti, 2003),
traduit du turc par Gökmen Yilmaz pour Actes Sud 2007, collection actes noirs.

Mehmet Murat Somer_On a tué Bisou_couv

C’est soir d’affluence au club, mais Bisou n’a pas le coeur à la fête et demande conseil à Burçak. Bisou a vécu une relation avec un homme devenu très important. De cette époque, il lui reste des lettres et des photos. Ces témoins d’un passé commun sont devenus monnaie de chantage pour des individus peu scrupuleux. Bisou n’a jamais trahi son ancien amour. Les documents sont cachés chez sa vieille maman, aveugle. Et elle a peur, très peur. Il y a d’abord eu des messages anonymes sur son répondeur puis son appartement a été visité… Bisou est retrouvée morte le lendemain. La police conclut à un différent entre un travesti et son client, un cas de légitime défense à classer sans suite. Burçak ne compte évidemment pas en rester là, d’autant que la vieille maman de Bisou est désormais en danger. Mais comment trouver l’adresse de cette femme quand on ne connaît déjà pas le nom de famille de Bisou ?!
Sitôt connue la nouvelle de la mort d’un travesti toutes les filles se retrouvent à la morgue pour lui rendre un dernier hommage. Dans la foule bigarrée, Burçak repère l’inénarrable Gönul, qui connaît la mère de Bisou et s’étonne que tant de gens s’intéressent brusquement à Mme Sabiha. Deux hommes viennent de demander son adresse. Quand Burçak et Gönul arrivent chez Mme Sabiha, la vieille aveugle a disparu, le cadavre d’une inconnue orne son fauteuil et les documents de Bisou se sont envolés. Aurait-elle eu le temps de les déplacer, de les cacher chez Burçak ? Ceux qui cherchent ces lettres et ces photos en sont convaincus, à commencer par Sofya, une sorte de légende pour toutes les filles, un travesti de grande classe, retraité, et qui daigne sortir de sa tour d’ivoire pour descendre au club et avertir Burçak. Mais Burçak connaît les talents de Sofya et n’a pas l’intention de se laisser faire…

Ce troisième volume se distingue par un suspens nourri et de multiples rebondissements où la violence tutoie souvent le comique. On a tué Bisou! dévoile les années d’apprentissage de Burçak, sous la houlette de la belle Sofya qui l’a révélé à lui-même. Mais le guide savait aussi se faire redoutable manipulatrice et les souvenirs de Burçak restent amers.

Mort Postiche (Peruklu Cinayetler, 2004),
traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy pour les Éditions du Masque 2012, département des éditions Jean-Claude Lattès.

Mehmet Murat Somer_Mort Postiche_couv

Matinée tranquille chez Burçak, entre journal et tasse de café, quand le téléphone se met à sonner. Gonül lui annonce que le pharmacien de son quartier a été assassiné. C’est elle qui a trouvé le corps, dénudé, une perruque sur la tête et la bouche barbouillée de rouge à lèvres. Pas vraiment le style du pharmacien, plutôt discret, rangé et maniaque. Muhittin et Gönul se connaissaient de longue date et Gonül attend de Burçak qu’il joue les détectives. Mais Burçak doit accueillir un ami brésilien désireux de visiter Istanbul et qui fera le show au club durant son séjour. Il n’a ni le temps ni l’envie de s’occuper de Gönul et de son pharmacien transformé en poupée gonflable version macchabée… Sauf que Gönul est terriblement seule et Burçak toujours ému par la détresse de ses soeurs de coeur.
Il apprend, de la bouche de sa meilleure amie, Pompon, qu’un crime similaire a eu lieu dans un autre quartier d’Istanbul un an auparavant. Arif Akabe était un thérapeute de la voix. Il fréquentait, comme Muhittin, l’association des Lieux de l’Histoire et participait à leurs promenades guidées dans Istanbul. La veille de sa mort, Muhittin a assisté à un concert en compagnie d’une femme qui a perdu une boucle d’oreille chez lui. La police attribue cet indice à Gonül et arrête la pauvre fille. Burçak n’a plus le choix, il lui faudra composer avec l’encombrant Ricardo et enquêter pour innocenter Gonül. À l’association des Lieux de l’Histoire, il obtient la liste des participants aux promenades et récupère du même coup l’envahissante compagnie de Zümrüt, une employée qui a lu trop de romans d’Agatha Christie. Leurs pas les mènent sur la rive asiatique d’Istanbul, dans un immeuble où s’est récemment installée une des participantes aux promenades historiques. Burçak apprend ensuite qu’Aydan Altan est veuve depuis sept ans. Son mari a été retrouvé mort dans sa garçonnière. Il portait alors perruque, maquillage et lingerie féminine. Les regards accusateurs se sont tournés vers Aydan Altan mais, à l’époque, cela n’a pas dépassé le stade du soupçon…

Derrière l’exubérance et la folie de certaines scènes, il n’est question que de famille et de mariage dans ce roman, autant de piliers inébranlables de la société turque que les travestis remettent en cause du simple fait de leur existence et de leur choix de vie.

Mehmet Murat Somer a choisi de mettre en scène, de façon légère et joyeuse, une réalité beaucoup plus sombre. Il n’est pas facile d’être travesti et/ou gay dans la Turquie contemporaine et il y avait franchement matière à écrire une série noire cirage sur les conditions de vie de ceux qui ont choisi de sortir des clous de l’hypocrisie. Le choix du whodunit est donc aussi personnel qu’original.
Le changement de sexe est légalement reconnu en Turquie depuis 1988. Il n’est pas une famille turque qui n’ait chanté les chansons de Zeki Müren (1931-1996) ou de Bülent Ersoy (1952-), deux chanteuses très populaires dans tout le pays, dans toutes les couches de la population, mais aussi deux travestis. La Turquie ne condamne pas pénalement l’homosexualité, mais ne la protège pas non plus, et c’est là tout le paradoxe. Des lois servent même de prétexte aux autorités pour harceler tous ceux qui représentent « une atteinte à la morale et aux valeurs familiales ». Alors ces travestis, c’est pas tous les jours qu’ils rigolent comme le chantait si bien le poète… La plupart n’ont que la prostitution pour (sur)vivre dans une société qui les condamne sans même les connaître en tant que personne. Ils sont exposés à toutes sortes de discriminations et de violences, approuvées par la morale publique, et qui demeurent impunies. Derrière la couche de fond de teint, la barbe qui pousse et le maquillage coloré se cachent parfois quelques bleus mais la volonté de l’auteur était avant tout de distraire. Libre à chaque lecteur de faire ensuite sa moitié de chemin…

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