Enquêtes à Dublin dans les années 50

Benjamin Black, Les disparus de Dublin (Christine Falls, 2006), Nil Édition 2010, réédition en poche 10/18, 2011; La Double vie de Laura Swan (The Silver Swan, 2007), Nil Édition 2011, réédition en poche, 10/18, 2012; La Disparition d’April Latimer (Elegy for April, 2010), Nil Éditions 2013, réédition en poche 10/18 2013 et Mort en été (A Death in summer, 2011), Nil Éditions 2014, réédition en poche 10/18, 2015, tous traduits de l’anglais (Irlande) par Michèle Albaret-Maatsch pour Nil Éditions.

Quatre romans pour autopsier la société dublinoise des années 50. Sauf que cette autopsie là est pratiquée sur un corps bien vivant et qui bouge encore, un corps nauséabond de tant de turpitudes, auréolé d’un doux parfum d’encens aux relents de trahison. Et une trahison organisée au plus haut niveau des autorités, politiques, judiciaires et religieuses, main dans la main face à tant d’échines courbées.
Les enquêtes sont menées par un tandem que tout oppose et qui se complète à merveille. L’inspecteur Hackett excelle dans l’art de tromper son monde. Son allure grossière et son accent assorti cachent une finesse intellectuelle que les suspects découvrent souvent trop tard. Quirke, médecin légiste, traîne son mal de vivre. C’est un orphelin qui a grandi dans des institutions étatiques et catholiques, plus ignobles les unes que les autres, où privations rimaient avec coups de ceinturons, dans le meilleur des cas, jusqu’à ce que le juge Griffin décide de l’adopter. Quirke se demandera longtemps pourquoi lui et pas un autre, pourquoi lui alors que le juge avait déjà un fils, jusqu’à ce que l’enquête sur la mort de Christine Falls et la disparition de son enfant lui ouvre les yeux…

Soir de fête au Holy Family Hospital. Fuyant le bruit, l’alcool dont il est déjà tellement imbibé, et les vivants qui le mettent toujours mal à l’aise, Quirke Griffin, médecin légiste, trouve refuge en son royaume, la morgue. Quelle n’est pas sa surprise d’y découvrir son frère adoptif, Malachy, chef du service obstétrique, penché sur le dossier de Christine Falls, une jeune femme récemment décédée, et dont le corps attend sur un chariot. Le lendemain, émergeant des vapeurs de la fête, Quirke constate que le corps a disparu, que le dossier a été falsifié et que Mal est encore plus mal que d’habitude. Pour une raison qu’il ignore, Quirke refuse de fermer les yeux. Il fait revenir le corps, l’autopsie, et découvre qu’en fait d’embolie pulmonaire, Christine Falls est décédée des suites d’un accouchement très récent. Comment le très sérieux, le très prudent, Malachy Griffin, s’est-il retrouvé impliqué là-dedans ? Qui cherche-t-il à protéger ? Qui d’autre est au courant et surtout, qu’est devenu l’enfant ? Autant de questions qui renvoient Quirke à son propre passé, à tout ce qu’il noie dans l’alcool depuis tant d’années. Malgré lui, Quirke commence à enquêter sur Christine Falls. Elle habitait chez Dolly Moran, qui échange une partie de ses secrets contre des gins à l’eau. Les révélations de Dolly amènent Quirke à la blanchisserie Mother of Mercy où il découvre le sort qui attend les filles mères et leurs enfants. Dans cette très catholique Irlande des années 50, l’arrivée d’un enfant hors mariage relève de la tare sociale et religieuse, une honte qu’il faut à tout prix laver, durement, longtemps. Peu de temps après, Dolly Moran est retrouvée morte chez elle et Quirke commence à être menacé. C’est d’abord Mal qui le met en garde, puis Costigan, un ami du très respecté juge Griffin, leur père. Enfin ce sont deux hommes qui le laissent à demi-mort de tant de coups reçus. La police aussi s’intéresse à lui. L’inspecteur Hackett, chargé de l’enquête sur la mort de Dolly Moran, ne comprend pas ce que faisait la carte professionnel de Quirke chez cette femme. Il n’est pas étonnant d’avoir les coordonnées d’un médecin chez soi, mais en général, il ne s’agit pas d’un médecin légiste… Hackett n’est pas dupe non plus des allégations de Quirke au sujet de cette chute qui l’a mené, si mal en point, à l’hôpital. Quirke sait des choses, il en est convaincu, au sujet de Dolly Moran, de cette Christine Falls dont il lui a parlé à demi-mots et du père de l’enfant. Hackett aussi sait des choses, sur cette «bonne» société dublinoise dont Quirke fait partie, presque malgré lui, mais ces gens-là sont intouchables…

Volume d’ouverture de la série, Les Disparus de Dublin met en scène une poignée de puissants, enivrés de religion, de pouvoir et d’argent, et convaincus d’avoir des droits sur des destinées autres que la leur. Quirke découvre ainsi que certains hommes admirables ne le sont pas toujours. Que lui-même a été manipulé et abusé, à un point tel qu’il a été, pendant longtemps, incapable de regarder la vérité en face. Il découvre aussi que les silences entre parents et enfants peuvent se transmettre d’une génération à l’autre. Et que la terre ne contiendra jamais assez de whisky pour noyer tout ça…

Quirke reçoit un appel au secours de Billy Hunt, ancien étudiant en médecine devenu représentant en produits pharmaceutiques et depuis peu, veuf inconsolable. Sa jeune épouse, Deirdre Hunt, qui se faisait appeler Laura Swan, s’est jetée en bas des falaises de Sandycove et Billy ne veut pas que le corps soit autopsié. Par égard pour le chagrin du veuf et parce qu’il ne sait pas dire non, Quirke accepte. Mais il ne peut s’empêcher d’examiner le corps et remarque une fine trace de piqûre à l’intérieur du bras gauche. Dès lors, l’autopsie devient inévitable. Et quand Quirke découvre que sa fille, Phoebe, connaissait Laura Swann et son associé, il s’inquiète pour Phoebe et commence à enquêter sur Laura Swann.

Construit sur des alternances entre passé et présent, La Double vie de Laura Swan est une sorte de chronique d’une mort annoncée, riche d’un fort suspense et d’une grande tension. Le roman raconte les difficultés qui se dressaient devant les femmes quand leurs aspirations ne correspondaient pas aux chemins tracés pour elles. Elles avaient alors le choix entre une vie de frustration ou bien la grande aventure, entre culpabilisation et mauvaise réputation. La Double vie de Laura Swan raconte aussi le combat de Quirke, le combat d’un alcoolique contre son ancien démon, toutes les douleurs, physiques et mentales, qui viennent miner ce parcours chargé de tentation et tout le courage qu’il faut pour tenir bon.

La Disparition d’April Latimer et Mort en été reprennent les thèmes développés dans Les Disparus de Dublin, assurément les plus marquants de la série.

Phoebe Griffin est sans nouvelles d’April Latimer, et elle semble être la seule à s’inquiéter. Au sein de «la petite bande» d’amis, tous considèrent qu’April a dû mettre les voiles avec sa dernière conquête. Toutes ses affaires sont restées dans son appartement mais cela n’alarme personne, April sait se montrer si fantasque… Au sein de «la petite bande» Phoebe voit s’échanger des sourires entendus et des regards chargés de secrets qui entament sa confiance. Connaissait-elle vraiment celle qu’elle considère comme son amie ? «La petite bande» d’amis en est-elle réellement une ? Qu’est-ce qui distingue une bande d’amis de l’addition de solitudes ? Et la solitude, Phoebe ne connaît que trop bien, elle qui n’a vraiment personne vers qui se tourner. Il y aurait bien Quirke, son père, mais ce dernier est retranché à St John’s, en cure de désintoxication. Au cours d’une de ses visites, Phoebe lui parle d’April, de son inquiétude et du peu qu’elle a pu entreprendre, seule. Ému par la détresse de sa fille, Quirke se ressaisit et quitte St John’s. Rien de tel qu’une bonne enquête pour retaper un homme ! Quirke se tourne vers l’inspecteur Hackett et les deux hommes visitent l’appartement d’April. Ces tâches foncées, sur le lavabo, sur le matelas et au sol, c’est du sang. Du sang nettoyé, du sang versé en grande quantité. Il faudrait pouvoir ouvrir une enquête pour disparition. Mais les très catholiques et très puissants Latimer ont renié April depuis fort longtemps. Ils n’ont pas de mots assez durs pour décrire l’enfant soit disant problématique qu’elle a toujours été. Leur principal souci n’est pas ce qui a pu lui arriver, mais que sa disparition n’entache leur réputation, quitte à se plaindre auprès des autorités de l’enquête menée par Quirke et Hackett. Ce ne sont pas quelques menaces, plus ou moins voilées, qui vont arrêter les deux hommes. Si Hackett a des comptes à rendre à sa hiérarchie, Quirke est un électron libre, dont la réputation est déjà dans le caniveau, et qui s’en moque. Il en a subi suffisamment, dans sa jeunesse, de ces biens pensants exemplaires, pour savoir que la rigueur morale qui leur sert d’étendard cache parfois les secrets les plus sordides. Et que le/la coupable n’est pas toujours celui/celle que l’on croit…

Par un dimanche de juin, Quirke est appelé dans une riche propriété du comté de Kildare. Richard Jewell, un magnat de la presse, aurait mis fin à ses jours d’un coup de fusil en pleine tête. Quirke et Hackett dissipent rapidement la mise en scène. Et Dick Jewell avait tellement d’ennemis que l’enquête s’annonce difficile. Son épouse et sa demi sœur n’ont pas l’air ravagées de chagrin. Elles les orientent vers Carlton Sumner, rival en affaires de Dick Jewell et prêt à tout pour mettre la main sur le Clarion, le quotidien le moins délicat et le plus vendu de Dublin. Sinclair, l’assistant de Quirke, connaît bien Dannie Jewell. La jeune femme, très perturbée, se confie souvent à lui, sans pour autant lui révéler ce qui la mine. Il se souvient du jour où ils ont croisé Dick Jewell par hasard, et du malaise qui s’est emparé de Dannie, mélange de colère et de grande souffrance. Qu’a-t-elle voulu dire, à la mort de son frère, en évoquant «les pauvres orphelins» avant de sombrer dans un sommeil médicamenteux. Chez les Sumner, Quirke et Hackett apprennent que Jewell faisait partie des Amis de St Christopher, généreux donateurs d’un orphelinat que Quirke ne connaît que trop bien. Sinclair commence à revoir des menaces. Quirke rassemble tout son courage et se rend à St Christopher. Il y apprend que Sumner fait également partie des Amis de St Christopher. Pourquoi a-t-il tue cette information ? Est-ce que son fils en fait également partie ? Et que font-ils tous, exactement, dans cet l’orphelinat ? C’est à ce stade de l’enquête que Costigan réapparaît dans la vie de Quirke. Ami du juge Griffin, le père adoptif de Quirke, tous deux membres des redoutables Chevaliers de St Patrick, des intouchables de la société irlandaise. Quirke a déjà eu affaire, à lui et à ses hommes, au cours d’une enquête sur des disparitions d’enfants qui impliquaient des institutions religieuses (Les Disparus de Dublin). Il en a gardé des douleurs et une boiterie à vie tandis que Costigan, protégé par ses relations, n’a été en rien inquiété. L’histoire semble se répéter, Costigan menace et Quirke demeure impuissant. Cette fois-ci c’est Sinclair qui trinque. Agressé en sortant de chez Dannie Jewell et amputé d’une phalange que Quirke retrouve accroché à sa porte. Quirke et Hackett continuent leur enquête et observent que, désormais, les questions relatives aux Amis de St Christopher provoquent beaucoup de malaises et de tensions. Jusqu’à Carlton Sumner qui s’emporte et menace ( décidément ! ) lorsque Quirke mentionne de possibles relations entre son fils et Dick Jewell. Pourtant, il fut un temps où les Jewell et les Sumner étaient très amis. Que s’est-il passé ? Un geste de trop ? Et comment s’y prendre pour faire tomber ces hommes si bien protégés ?

Tout comme Les disparus de Dublin, La Disparition d’April Latimer et Mort en été secouent les fondements de la société irlandaise, la famille et la religion. Au fil de ses intrigues, l’auteur montre toute l’étendue de la collusion entre les puissants, politiques, religieux et judiciaires sur le dos de tout un peuple. Il en aura fallu, des découvertes de tombes et d’ossuaires sur des terrains appartenant à l’Église, des analyses de tant d’ossements d’enfants, des articles de presse, des commissions, des films, pour que, petit à petit, le voile se déchire sur l’innommable, perpétré des décennies durant, pour qu’enfin l’Irlande entende la paroles des victimes au lieu de les accuser de mensonges… À sa façon, Benjamin Black apporte sa pierre à l’édifice. Et cette pierre là pèse de tout son poids tant il maîtrise son sujet, le tout porté par un style remarquable de retenue, avec tant de jolies phrases et d’images qui n’appartiennent qu’à lui et suggèrent si bien cette Irlande des années 50, quand on y transportait encore la Guinness dans des fûts en bois, sur des charrettes tirées par des chevaux… Les enquêtes de Quirke ont été adaptées pour la BBC.

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